L’avocat sentit son corps se liquéfier. Ce volet du dossier ne lui disait rien. Les réponses écrites de la partie adverse lui avaient certainement été adressées par la voie habituelle. Mais noyées dans la montagne de documents qui s’accumulaient dans son bureau, il n’y avait pas prêté attention. Il s’était rendu à l’audience les mains dans les poches pour confirmer les arguments exposés dans sa requête. Pourtant, en cas de recours déposé en retard, la loi était formelle : il était irrecevable. Peu importe la valeur des arguments, la requête serait rejetée et son client expulsé.
Le juriste aurait aimé disparaître. Il n’osait pas regarder l’homme derrière lui qui n’avait probablement pas saisi la portée du galimatias échangé entre spécialistes. Mais pire encore, il sentait sur lui l’opprobre de ses confrères. Pour longtemps, il serait marqué au fer rouge et rangé dans la catégorie des praticiens blacklistés. Il aurait voulu se téléporter hors du tribunal. Se désintégrer, s’évaporer…
Et Maître Henri (avec i et non y, j’insiste…) s’est effectivement évaporé. Nous le retrouverons quelques années plus tard à Bangui, où il travaille comme consultant pour une O.N.G. internationale, la Représentation mondiale. Les vacances approchent et il est chargé par son directeur de monter un projet susceptible d’être financé sur la ligne « Justice et Paix » par les bailleurs de fonds avec lesquels son organisation travaille habituellement. Pour bien faire, il faudrait s’associer avec une organisation locale qui n’aurait pas trop mauvaise réputation. On parle quand même d’un million cinq cent mille euros. Alors, cette organisation locale, qui recevra une partie substantielle des fonds, pourquoi ne la créerait-il pas de toutes pièces ?
Bruno Sanderling, né à Liège, ancien avocat à Bruxelles, est lui-même consultant pour une O.N.G. Il travaille souvent en Afrique centrale, notamment en République Centrafricaine. Bangui, il connaît. Le milieu des humanitaires, il connaît. D’où l’idée de ce (premier) roman qui a été couronné par le Prix du Roman noir de la Foire du livre de Bruxelles.
À Bangui, on croise un peu tout : des humanitaires qui ont été « super », mais qui n’y croient plus ; d’autres qui n’y ont jamais cru et qui font leur boulot de fonctionnaire ; d’autres encore qui ne sont là que pour l’argent. Parfois des très jeunes, inexpérimentés, qui sont aussi là pour faire la fête. Et puis, il y a Wagner, que l’on ne voit pas très souvent mais qui est là, insidieusement, qui prend de plus en plus de place, qui effraie, qui est hors-la-loi.
C’est à partir de ces matériaux que Bruno Sanderling raconte l’histoire d’Henri et de l’escroquerie aux subventions qu’il tente de monter.
Mais, cette histoire croise aussi celle de Théo. Théo c’est lui, l’expulsé pour ce retard d’un jour qui a coûté la réputation d’Henri. Ce retard, il a coûté bien plus à Théo. Renvoyé en Afrique, il s’est retrouvé à Makala, cette sinistre prison kinoise, construite pour 1.400 personnes et où s’entassent 15.000 détenus. Makala c’est l’enfer sur terre. Pas de gardiens ou presque, essentiellement des capos. A la faveur d’une évasion collective, il a pu s’en échapper, se dissoudre dans les bas-quartiers de Kinshasa puis embarquer sur un des bateaux qui remontent lentement le fleuve Congo, charriant des milliers de passagers affamés. Il a réussi à rejoindre sa Centre Afrique, son village natal, où il a vite compris qu’il n’était pas le bienvenu. Il avait été en Europe et il avait échoué. Il n’allait pas demander de l’aide quand même…
La guerre avait mis le pays à sac. Des milliers de personnes ont été tuées, violées, pillées ou condamnées à l’exil.
Moi, je reviens quand le malheur est consommé. Sans un sou pour aider les miens. Pire, je suis un boulet à charge de ma famille.
Alors, oui, Théo est monté à Bangui, où il fait valoir les talents de comptable qu’il a acquis pendant ses quelques années en Europe. Et, bien sûr, il croise Henri. La suite, vous la lirez.
A l’heure où des deux côtés de l’Atlantique, mais surtout à l’Ouest, on ne pense qu’à couper les crédits de la Coopération internationale, ce roman est donc une belle introduction aux milieux de l’aide humanitaire. Un milieu ingrat, où, comme les personnages de Bruno Sanderling, on doit se contenter de petites victoires, souvent arrachées au prix de grands efforts, au risque de sa santé mentale (quand, on l’entend souvent dans nos bulletins d’information, ce n’est pas au péril de sa vie !).
Mais ce livre c’est aussi l’histoire de Théo, un parmi d’autres, un parmi ces milliers d’africains qui traversent la mer sur une coquille de noix pour rejoindre notre pays de cocagne. Un de ces quelques rares à ne pas avoir été happé par la mer, les passeurs, les garde-frontières. A en être sorti.
J’ai un pied dans plusieurs mondes. D’aussi loin que porte ma mémoire, il en a toujours été ainsi. Cette question d’identité, je n’ai jamais pu la trancher, ni même voulu la prendre en compte. Qu’ils habitent au nord ou au sud de l’Oubangui, ou qu’ils soient en Europe, adoubant les victorieux de leurs visas, ce sont les autres qui ont décidé pour moi.
Henri, Théo : deux hommes parmi tant d’autres.
Patrick Henry
Ancien président